Au fait, c’est quoi la « valeur travail » ?

Vous aussi vous entendez régulièrement que le rapport au travail aurait changé ? Que la valeur travail n’est plus la même ? Difficile de réfuter ce constat sans savoir de quoi on parle.

Au fait, c'est quoi la "valeur travail" ?

Emilie, doctorante au sein d’Astrées, propose le second numéro de sa chronique mensuelle intitulée « Regards sur le travail ». Ce mois-ci, elle s’arrête sur la polysémie du mot travail, les valeurs que l’expression porte par son héritage historique, et les malentendus qui en résultent.

Vous aussi vous entendez régulièrement que le rapport au travail aurait changé ? Que la valeur travail n’est plus la même ? Difficile de réfuter ce constat sans savoir de quoi on parle. Or, pour comprendre le présent et les transformations qui sont à l’œuvre, nous avons besoin de jeter un regard vers le passé : nous disposons d’un héritage lourd de représentations qui continuent d’agir aujourd’hui. Plutôt que de partir d’approche conceptuelle, une approche socio-historique nous semble plus juste : quand le mot de travail est-il apparu ? pour désigner quoi ? ses significations ont-elles changé au fil du temps ?

Un héritage pluriséculaire lourd de significations

Dans son dernier ouvrage Troubles dans le travail, la sociologue Marie-Anne Dujarier explore l’apparition historique du mot travail dans la langue française, les différentes significations qui sont apparues et celles qui se sont progressivement ajoutées. On apprend que le terme apparaît au XIIème siècle pour nommer la peine que l’on se donne, l’effort ou le processus de transformation (pour les êtres vivants, humains comme animaux, mais aussi pour les matériaux). A partir du XVème siècle et plus largement de la Renaissance, on désigne aussi par le travail la notion d’ouvrage et sa qualité, c’est-à-dire le résultat donné par l’action, en induisant la tâche, et la manière dont on s’y est pris pour la réaliser. Petit à petit, et notamment à partir du XIXème siècle, cette « production » sera jaugée au regard de l’utilité économique. Enfin, le terme est utilisé à partir du XVIème siècle pour signifier le « gagne-pain » ou moyen de subsistance, c’est-à-dire le salariat depuis 1906 : la forme dominante de l’emploi en France.

En résumé, par cette accumulation historique, le terme de travail désigne aujourd’hui tout autant l’action et son élaboration (le fait de faire), le résultat de ce processus (la production, le service réalisé) mais aussi la condition d’emploi, avec le statut et la protection qui y sont associés (le système de la Sécurité Sociale étant institué sur l’emploi salarié).

Cet héritage sémantique nous donne de belles occasions de créer des malentendus : est-ce qu’un homme ou une femme au foyer travaille ? est-ce qu’un chômeur travaille ? est-ce qu’un étudiant travaille ? pourquoi parler de travail de deuil, par définition invisible ? Si le Code du Travail régit la condition salariée, pourquoi s’appelle-t-il ainsi et pas Code du Salariat ?

Alors qu’en est-il de la « valeur travail » ? Là encore, on se retrouve devant une grande ambivalence. Si quelqu’un emploie ces mots, il ou elle peut autant faire référence à une éthique chrétienne ou protestante (depuis Max Weber), à l’enjeu de l’utilité économique mesurable (depuis Adam Smith), du potentiel à la fois aliénant et émancipateur du travail (depuis Marx), d’ordre moral par la rhétorique du mérite ; mais aussi d’ordre social par le rapport statutaire au travail. Dit autrement, autant d’aspects techniques que de valeurs morales, que d’enjeux économiques, que de logiques sociales et que de prescriptions d’organisation.

Comme l’écrivent Dominique Méda et Patricia Mendramin en 2013 : « Le XXème siècle a hérité d’un concept de travail, d’une catégorie qui est composée de plusieurs dimensions qui sont totalement contradictoires et quasiment incompatibles les unes avec les autres ». C’est sans doute ce qui permet d’expliquer, du moins en partie, ce qui a été formulé par Lucie Davoine et Dominique Méda depuis 2008 comme le paradoxe français décrivant une relation ambivalente au travail : « Les Français accordent une très grande importance au travail mais en même temps, ils souhaitent le voir prendre moins de place dans leur vie ».

Au-delà de cet héritage séculaire, plus proche de nous, la moitié du XXème siècle a participé à la réaffirmation que le travail (pris comme synonyme d’emploi), était central dans notre pays.

Depuis les années 1950 : la centralité du travail et son lien avec l’emploi

Dans un consensus politique social-démocrate après-guerre, on a réaffirmé la centralité du travail et son lien à l’emploi par la construction de l’Etat Providence et de la protection sociale sur l’emploi salarié. Gardant les logiques de qualifications instituées dans l’entre-deux guerres, la structuration de l’emploi institue la philosophie du mérite par le niveau de diplômes acquis (via la démocratisation de l’enseignement), mais aussi la loyauté et la constance de l’effort par l’ancienneté qui est aussi valorisée dans ce régime des qualifications. L’institution « Ecole », au-delà de faire des individus des citoyens libres et instruits, permet aussi d’obtenir des aptitudes professionnelles. Dans les Trente Glorieuses, les individus ont alors intégré la norme d’emploi et le travail est davantage une question de place sociale dans la mesure où la sécurisation du parcours de vie passe prioritairement par l’emploi salarié. Dans cette période, l’individu au travail semble être un « impensé » ; avec une prévalence de la dimension instrumentale (ou économique) du travail et des logiques collectives.

La logique de flexibilité, qui gagne du terrain sur le plan des idées depuis les deux chocs pétroliers des années 1970, et la faiblesse des taux de croissance économique contribueront à individualiser peu à peu les situations et les parcours professionnels. La notion d’un engagement subjectif dans le travail va alors émerger par le bouleversement idéologique des années 1980 qui fera quasiment substituer la notion de compétence à celle de qualification (même si les deux « modèles » coexistent). La compétence se définit par une combinaison de connaissances, de capacités et d’attitudes appropriées à une situation. Une compétence s’évaluant toujours in situ, elle s’inscrit parfaitement au sein de l’idéologie qui promeut le dépassement et l’adaptabilité constante centrés sur l’individu. La production discursive du néo-libéralisme met alors en avant l’entreprise (avec un grand « E ») qui devient le lieu des possibles.

Par la suite, les transformations économiques entraînent la création de nombreux statuts intermédiaires, entre chômage et emploi à temps plein, dans un long processus de fragmentation et d’externalisation du travail. Pourtant, les critiques des protections sociales attachées à l’emploi s’amplifient depuis les années 1990 dans une logique qui devient dominante : une vision « économiciste » du travail. Dans ce contexte, parvenir à gagner sa vie par le travail devient tellement incertain que celui-ci garde une place centrale, tandis que « l’assistanat » est stigmatisé. Il reste donc une forte fierté liée au fait de contribuer à la société par son travail, particulièrement en contexte de pénurie d’emplois. D’autant que le management fait désormais appel à la subjectivité dans un discours éminemment positif, avec la mise en valeur de l’autonomie et de la responsabilisation (Boltanski & Chiappelli, 1990). Depuis les années 1980-1990, la diffusion de l’idéologie néolibérale et l’émergence de nouvelles formes d’organisation du travail visent à rendre possible un engagement plus fort des salariés.

Pour autant, la contrainte et le contrôle, hérités du taylorisme et fordisme, n’ont pas disparu mais ils ont changé de forme : certains auteurs critiquent cette forme d’autonomie « contrôlée », l’émergence de situations paradoxales (De Gaulejac, 1982 ; 2005 ; 2011), ou encore de « subjectivité prescrite » (Veltz, 2001). Dans ces mêmes années, des auteurs comme Christophe Dejours et Yves Clot vont alors mettre l’accent sur l’importance de la subjectivité engagée dans le processus du travail (dit travail réel ou activité, un concept découvert par les ergonomes depuis les années 1950) en démontrant le support identitaire et psychologique que le travail constitue. Ces tensions entre les organisations du travail et les attentes des individus vont d’ailleurs donner lieu à un concept, qui aura un très grand succès, celui de « souffrance au travail » de Dejours. Yves Clot, quant à lui, développera celui « d’activité empêchée », source de mal-être dans un contexte d’intensification du travail. C’est ensuite à partir des décennies 2000 et 2010 que l’on assistera à une montée des discours sur le sens du travail, et sa perte.

L’évolution des attentes envers le travail en ce début de siècle

C’est bien du fait de toutes ces évolutions historiques récentes que le fait d’envisager le travail comme un moyen de se réaliser « soi » va prendre de plus en plus d’ampleur à l’aube du XXIème siècle. Cela étant, cette hausse des attentes « expressives » vis-à-vis du travail n’est pas à confondre avec une distanciation vis-à-vis de ce dernier, ou de la disparition totale de l’éthique du devoir, mais plutôt son déclin relatif.

Et comment ne pas le comprendre ? Dans la mesure où le travail n’est plus forcément synonyme d’ascension sociale et que son expérience génère de l’insatisfaction voire des situations de mal-être de plus en plus partagées, la transformation des attentes vis-à-vis du travail et du caractère expressif de celui-ci se fait toujours plus forte dans la mesure où ces attentes n’ont pas réellement et sérieusement été prises en compte par ces nouvelles organisations du travail.

En effet, comme le dit la sociologue Danièle Linhart dans le podcast « Le corps au travail » : « S’il y a une personnalisation [du rapport au travail proposé par les organisations], ce qui est contraire à la logique taylorienne, voire une sur-humanisation, l’organisation du travail reste profondément inspirée de cette philosophie taylorienne ! Le travail est pensé et organisé par des « experts » via des procédures, des protocoles, des reportings et des bonnes pratiques, qui sont imposés sur le terrain aux professionnels par la logique informatique où qu’ils soient. Dans ce cas, comment peut-on se réaliser, montrer qui on est, marquer son travail de sa personnalité, à partir du moment où celui-ci est encastré dans une logique qui est pensée par d’autres et qui se traduit pour vous par un certain nombre de prescriptions extrêmement contraignantes ? »

 

Est-ce que « la valeur travail » a changé pour autant ?

Aucune idée, il va falloir préciser à quoi vous faites référence exactement… !

Sources principales :

  • Dujarier, Marie-Anne. Troubles dans le travail. Sociologie d’une catégorie de pensée. PUF, 2021.
  • Dybowski-Douat, Rémi. « Le corps au travail 1/4 », LSD, La série documentaire [émission de radio], France Culture, 28 mars 2022.
  • Méda, Dominique & Patricia Vendrémin. Réinventer le travail. PUF, 2013.