Le sens au travail : un marché ?

La « quête de sens au travail » est une expression devenue courante, qui vient interroger les promesses du travail dans un monde de plus en plus troublé.

Le sens au travail : un marché ?

Dans la première édition, Emilie nous présentait son projet de thèse, moteur de cette chronique, à travers une première publication. Après l’exploration de thématiques en lien avec ses recherches, elle revient sur le cœur de ses réflexions vis-à-vis de « la quête de sens » au travail. Dans ce sixième numéro, elle souhaite notamment rendre visible l’émergence d’un marché dédié.

Qu’entend-on par « quête de sens » ? - Rappel du contexte

La « quête de sens au travail » est une expression utilisée dans le langage médiatique, courant, ou institutionnel, qui est souvent attribuée à une population jeune passée par des grandes écoles généralistes et qui chercherait à travailler au sein de l’Economie Sociale et Solidaire. Ces formes, semblent en effet troubler la société en rapport à une promesse sociale, à ce qui est censé être une trajectoire normée/normale après avoir fait « de bonnes études » (rappelons simplement ici que l’orientation structurelle après les grandes écoles n’est pas remise en cause et que ce phénomène est propre à une petite partie du groupe social). Le discours de justification qui accompagne ces mouvements est souvent celui d’une préoccupation écologique grandissante qui vient interroger les modalités de contribution au monde, par le choix de l’employeur.

Les « professionnel.le.s de la quête de sens »

Par cette expression, nous faisons référence aux personnes, entrepreneures ou salariées, ayant un emploi dont la finalité commune est de faciliter les transitions professionnelles au nom du sens, de l’impact et/ou de la transition. Au-delà des spécialistes du recrutement, nous avons listé dans les onglets ci-dessous une série de structures, apparues récemment, qui proposent ce type d’accompagnement. Ces organisations ont un point commun : dans leur discours, leur production de services est articulée autour de l’enjeu de transition écologique et sociale et au besoin d’utilité d’un emploi.

Ces organisations ont, pour la plupart, une activité parallèle de conseil aux entreprises. Précisons par ailleurs que la liste n’est pas exhaustive.

Grâce à une enquête exploratoire menée l’an dernier auprès d’une dizaine de ces accompagnant.e.s, nous avions repéré que ces « professionnel.le.s » recouvraient en réalité des situations d’emploi très variées :

  • CDI dans une association
  • Statut indépendant à temps plein
  • Dirigeant.e salarié.e dont les revenus proviennent des allocations chômage pour le lancement de son entreprise sociale (après une rupture conventionnelle)
  • Indépendant.e avec des missions variées (facilitation, écriture, babysitting, etc.)

Nous avions également noté que ces « professionnel.le.s » étaient elles/eux aussi passé.e.s par des questionnements donnant lieu à une transition professionnelle, comme les personnes qu’ils/elles accompagnent. Il s’agit en grande majorité de femmes, qui évoquent dans leur parcours des phases de désenchantement, de malaise, de travail sur soi et de réorientation. L’une d’entre elles nous avait par ailleurs aidé à relever trois différences entre ces nouveaux acteurs de la transition dite « à impact », et des acteurs plus classiques proposant des bilans de compétences (ces derniers existent depuis les années 1980 en France) :

  1. L’aspect collectif : ces nouveaux acteurs insistent sur l’accompagnement de groupe, pour se différencier du bilan classique où l’accompagnement est uniquement individuel. On assiste, semble-t-il, à un sentiment d’appartenance qui se (dé)place en dehors de l’organisation, avec une recherche de sociabilité qui passerait par le partage des questionnements et des témoignages. Dans les entretiens, cette question semble avoir une dimension importante pour lutter contre la solitude inhérente au moment de « latence ».
  2. Le positionnement sur l’impact, et la recherche singulière de ce que veut dire l’utilité pour chaque accompagné.e : « ce que ça veut dire le sens pour soi, ce sur quoi la personne souhaite s’engager, ce qu’elle juge prioritaire (vis-à-vis de la transition écologique et sociale), ».
  3. Une plus grande ouverture au registre émotionnel, que l’on pourrait opposer à une vision plus « rationnelle », entre tableaux et tests de personnalité, ainsi qu’une ouverture aux outils de développement personnel : « Quels sont tes peurs et tes croyances par rapport à cette transition ? Comment se reconnecter à son corps ? ».

Soulignons également l’existence de collectifs non-marchands comme le groupe Facebook Paumé·e·s, créé en 2018 et issu de l’association Makesense, dont la définition officielle est « la communauté de celles et ceux qui se posent plus de questions qu’ils/elles n’ont de réponse ». Ce groupe est notamment apprécié par la mise en relation qu’il permet entre personnes partageant une même situation de doute professionnel et de questionnement quasi existentiel. De la même manière, un.e membre de Pour un Réveil Ecologique parle de son association comme d’un lieu où il-elle retrouve des gens « qui lui ressemblent », c’est-à-dire « engagés de façon radicale avec une approche qui reste constructive », en soulignant la similarité de classe sociale.

Perspectives

En relevant le discours institutionnel repris et produit, on pourrait attendre de ces « professionnel.le.s » une définition partagée de ce qui caractériserait un emploi pourvoyeur de sens et d’impact. Pour autant, en entretien, ce n’est pas le cas : le seul référentiel institutionnel qui existe étant l’impact social promu par l’AVISE*, sans définition précise ou réellement stabilisée. Ces « professionnel.le.s du sens », soulèvent ainsi le fait que « nous pouvons accompagner les gens sur leur vision de l’impact », que « c’est d’abord à eux [participant.e.s] de définir l’impact qu’ils souhaitent avoir, et il peut y en avoir plein : réfléchir à l’enjeu, au métier, et comment faire ce métier ».

Malgré le développement d’un marché en tant que tel, les principaux acteurs de celui-ci soulignent donc que le sens est une affaire subjective et qu’il doit relever d’une réflexion personnelle, en ajoutant parfois à cette subjectivité la question temporelle.

En suivant ce postulat, des questions subsistent : pourquoi la recherche de sens dans l’emploi devient exogène ces dernières années ? Si les choses ne sont pas aussi binaires que le discours tend à le décrire, pourquoi un consensus se forme-t-il autour des associations ou de petites entreprises sociales, comme particulièrement « porteuses de sens » (plus que d’autres organisations) ?

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* Agence de Valorisation des Initiatives Socio-Économiques : « L’impact social consiste en l’ensemble des conséquences (évolutions, inflexions, changements, ruptures) des activités d’une organisation tant sur ses parties prenantes externes (bénéficiaires, usagers, clients) directes ou indirectes de son territoire et internes (salariés, bénévoles, volontaires), que sur la société en général. Dans le secteur de l’économie sociale et solidaire, il est issu de la capacité de l’organisation (ou d’un groupe d’organisations) à anticiper des besoins pas ou mal satisfaits et à y répondre, via ses missions de prévention, réparation ou compensation. Il se traduit en termes de bien-être individuel, de comportements, de capabilités, de pratiques sectorielles, d’innovations sociales ou de décisions publiques » : définition issue du Conseil Supérieur de l’Économie Sociale et Solidaire en 2011, reprise sur https://www.avise.org/evaluation-impact-social/definition-et-enjeux/impact-social-de-quoi-parle-t-on.